La genèse d’un projet bancal
Sa mise en scène est immédiate, percutante, sa direction d’acteurs frise l’obsessionnel. Friedkin désire l’immédiateté, quitte à physiquement terroriser ses comédiens sur le set. À la fin des années 70, son nouveau projet va le plonger dans un gouffre obscur : Cruising, La chasse en VF. Un thriller moite, sans doute l’une des œuvres les plus décriées de l’histoire du cinéma. Jerry Weintraub est producteur. À la lecture d’un roman glacial, il le suggère à son ami Friedkin, jugeant que le sujet ne pourrait en aucun cas le déranger, mais plutôt le titiller. Bingo ! Bill valide et se lance dans une production qui va s’annoncer pour le moins périlleuse et ce pour un résultat décevant. Le film va connaître non seulement un échec commercial mondial, mais un interminable et injuste purgatoire. Rétrospectivement, ce qui a motivé le réalisateur, hétérosexuel bon teint, c’est la découverte dans une édition du New York Daily, la photo d’un tueur ayant démembré des gays lors de ses sorties nocturnes dans les lieux interlopes de la Grande Pomme. L’individu lui est tout à fait connu puisqu’il l’a fait tourner un petit rôle dans l’Exorciste. Roublard, le réalisateur a compris l’enjeu d’une telle production, reste à peaufiner un scénario plausible – un flic ayant les caractéristiques physiques des victimes du dépeceur des back-rooms SM prêt à débusquer l’hurluberlu au gros couteau. Mais où trouver sa tête d’affiche ? Le falot Richard Gere, tout juste auréolé star depuis American Gigolo, avec ses manières félines tient le manche pour remporter le job. Le Tout-Hollywood de la fin des années soixante-dix s’active, les agents s’excitent. Al Pacino, venant d’enquiller des chefs d’œuvres à la pelle, adorerait incarner Steve Burns, l’infiltré.
Un tournage sous haute tension
Exit Gere, Bill saisit l’atout commercial que représente l’interprète du fils dans son thriller craspec. Le réalisateur s’amuse lui-même infiltrer, incognito, les lieux les plus étranges de Big Apple, jouant au gay à lunettes enquêtant çà et là. Il y découvre, avec stupeur, une débauche nocturne ou se mélange adroitement une sexualité débridée, l’utilisation de produits de substitution, de bras articulés en caoutchouc et souvent une latente solitude d’une faune de cadres supérieurs, d’employés s’adonnant, la nuit venue, à des rencontres viriles. Friedkin a tout à fait conscience qu’il va falloir édulcorer les pratiques lors des scènes tournées dans les clubs cuir. Encore que … Après avoir négocié avec la mafia (la pieuvre était, à l’époque, propriétaire de tous les clubs, gays compris) un libre passage afin d’y déposer ses caméras, Bill doit composer avec le taciturne Pacino. En parallèle d’un tournage souvent complexe, la communauté gay monte aux barricades, décidant de complètement le pourrir en organisant des sittings, empêchant à coups de bruits de casseroles les prises de son, en agonisant d’injures l’équipe technique et sa star Pacino, peu habitué à un tel battage. Mutique, à la limite de l’autisme, le comédien déteste immédiatement sa participation au projet, se querelle avec Bill sur mille détails et sombre peu à peu dans une dépression particulièrement visible à l’écran. Fantomatique, le flic Burns subit une situation absurde, obligé à jouer le gay cuir, pour traquer un dingue.
Les derniers instants d’inconscience
Tourné durant l’été 1979, Cruising reflète les derniers instants de légèreté d’une communauté pas encore poignardée par un tsunami à venir, quatre petites lettres tueuses qui allaient déclencher un massacre en règle. Innocemment, mais injustement pour le coup, la communauté a refusé le projet sans l’avoir vu, considérant que Hollywood allait dépeindre des pratiques ouvertement défiantes sous couvert d’une enquête policière lambda. Pour résumer, Cruising a immédiatement été rejeté. Vicieusement, dans le premier montage montré aux censeurs, Friedkin laisse passer des scènes totalement explicites, évidemment on lui réclame des coupes sévères, on parle de 40 minutes charcutées. 40 années après la sortie de ce brûlot injustement conspué, ce thriller abominablement dépressif s’avère sinon un grand film, un polaroïd d’une grande justesse d’une époque totalement révolue. Al Pacino a toujours honni sa participation au projet et l’a effacé de sa filmographie, surtout après avoir découvert l’intention coupable du cachotier réalisateur. Bill a eu une idée géniale durant le montage : un plan final montrant le flic Burns revêtant le cuir, la casquette et se mirant dans un miroir pour se retourner vers le spectateur en un gros plan fixe et suggestif. L’angoisse est ainsi palpable et sous-entend que le flic aurait, durant son enquête, succombé au désir d’occire ses rencontres. Et si c’était lui le tueur ? Totalement incorrect, Cruising chaloupe sans cesse entre mille émotions diverses, retranscrivant avec une exactitude chirurgicale un microcosme, une époque, une ambiance où se mélangeaient plaisir, douleur, souffrance, rejet, solitude et espoir contrarié. À redécouvrir en DVD, aucune chaîne TV ne se risquerait à oser une telle programmation en prime time.
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